Chaque jour, Josette Farigoul anime ce très vieux film dont les bobines ne tournaient plus. Ses souvenirs, ceux de ses soeurs, précisent le contour des images floues. Et le mouvement opère.
Je croyais voir (l'entrecroisement des sensations), depuis les fenêtres du 4ème étage, une cour pavée, flanquée de bâtiments artisanaux. Peut-être même y avait-il quelques cabanes, identiques à celle que Willy Ronis fixa sur la pellicule, rue des Cascades. J'entendais monter de cette cour des pépiements d'oiseaux, des caquètements plutôt. J'y voyais des lapins, serrés dans leurs clapiers. Tout cela n'exista que dans mon imagination, l'imagination d'un enfant qui passait ses vacances, chaque été, dans la ferme bretonne de ses grands-parents au milieu des veaux, des vaches, des cochons. Aussi des poules. Rue du Pressoir ne traversait pas un hameau. Je le crus longtemps. Sans doute s'agit-il là de souvenirs anténataux. Qui sait ?
Josette mène l'enquête avec une grande opiniâtreté. Savez-vous qu'elle est parvenue à faire bouger l'enfant de cinq ans au débouché de la cage d'escalier ?
"Revenons à notre élevage de lapins ou de poules. Dans vos rêves ! Ma soeur, qui a huit ans de plus que moi, me dit qu'il n'y avait aucun bâtiment bas et elle ne voit pas d'élevage. J'ai aussi envoyé un mail à cette amie d'enfance qui habitait impasse du Pressoir, nous allons voir si elle se rappelle de quelque chose.
Par contre, ma soeur avait, au 4ème étage, deux copines, Roselyne et Jeannette. Elles étaient très souvent chez leurs grands-parents qui occupaient l'appartement à côté de chez vous. Elle se rappelle qu'elle voyait souvent un tout petit garçon qui rentrait avec sa maman et qui courait dans le couloir. Eh oui, Monsieur Darol, c'était vous."
Me voici courant dans le couloir aux murs marrons, écaillés, crayeux. Maman est venue me chercher à la sortie de l'école, rue des Maronites. Elle me tient fermement la main jusqu'à l'entrée de l'immeuble. Mais au pied de la cage d'escalier, je suis libre. Attention quand même, il est interdit de taper du pied. Surtout, ne pas se faire remarquer, ne jamais déranger les voisins. Je grimpe à pas feutrés. A chaque palier, j'attends maman. Qu'il fait sombre ! Au quatrième étage, le couloir est éclairé par une fenêtre qui donne sur une courette où l'on étend le linge. A gauche, la porte de chez Régina. J'irai la retrouver tout à l'heure. Elle me serrera contre sa poitrine généreuse. J'entendrai battre son coeur et ses mots rouleront, ses mots d'un autre pays, Israël. Lorsque j'ai découvert, bien récemment, la musiques klezmer de Denis Cuniot, c'est à toi que j'ai pensé immédiatement, à toi Régina de mon coeur, ma seconde maman. Tu es au paradis, à présent, le paradis de la rue du Pressoir. Je ne m'arrête pas. Je cours. Je regarde la vasque où coule l'eau courante. Je t'attends maman. Viens maman ! Je t'attends. Un jour, je serai grand et je pourrai atteindre la sonnette. Papa qui sait tout faire, tout tout tout, a posé une sonnette sur la porte de bois clair. C'est un bouton noir. Si on le tourne, il craque. Plus tard, je ferai craquer le bouton et papa ouvrira la porte. Là, je me contente d'attendre. Car je n'ai pas le droit de crier : "Ouvre, ouvre-moi papa! On est là !". Non, je dois patienter en regardant, au fond du couloir, ce mystérieux escalier, étroit, très étroit qui mène à l'étage supérieur. Un appendice vers le ciel. Une sorte d'échelle qui mènerait au paradis. Il y a un étage au-dessus où je ne suis jamais allé. Guy Darol
Le petit Guy
Agnès et Joseph, mes parents