Une fois n’est pas coutume, je vais vous proposer, à vous, anciens « Bellevillois-Ménilmontagnards », de laver notre linge sale en famille. Laver son linge est depuis la nuit des temps quelque chose de convivial, un temps de rencontre où l’on tue la corvée à grands coups de papotages et de petites histoires. Parce que, bien sûr, laver le linge n’est pas une partie de plaisir et c’était jadis un travail de force à grands coups de brosse et de battoir.
Nos anciens avaient bien plus de philosophie que nous et transformaient un tâche ingrate en partie de plaisir. Les lavandières, qu’elles soient du Portugal ou d’ailleurs, l’ont bien exprimé à leur manière et … en chansons.
A la ville, les choses étaient un peu différentes, mais cependant gardaient cet esprit convivial. Je propose aux anciens de la rue des Couronnes et de la rue du Pressoir un petit détour au lavoir de la rue des Couronnes. Ce qui suit est un extrait de mes mémoires : Une jeunesse bien ordinaire à Belleville , chapitre 3 « Oh ... pays », sous-chapitre « Ou au lavoir ». Il fait suite à un petit développement chez le coiffeur avec ses larges conférences « au sommet ».
On y va ?
« … Si j’utilise l’expression « conférence au sommet », c’est pour bien faire prendre conscience qu’il ne s’agissait pas de discussions à deux ou trois, mais plutôt à huit ou dix. Il est même arrivé que tout le lavoir s’enflamme sur des thèmes d’actualité ! Attention, il ne s’agissait pas du lavoir de campagne, qui reçoit une poignée de ménagères, non là on est à Paris, dans une quasi usine !
En ce temps-là, bien sûr, les machines à laver étaient inexistantes dans les foyers bellevillois ( tout comme les réfrigérateurs). Non que les produits n’existaient pas, mais hors de portée financière des budgets familiaux dans les quartiers populaires !
Une partie de la lessive était souvent faite à la maison, avec une grosse marmite à bouillir. Cependant, ceci n’était pas toujours facile, et puis comment faire face à la quantité ?
Alors, régulièrement, ma grand-mère (Mamy) allait au lavoir de la rue des Couronnes.
Celui-ci se trouvait sur le trottoir de droite en montant, bien après la rue du Pressoir, après le maroquinier FERTZ et avant la boulangerie AMY (on me pardonnera l’orthographe de ces noms). Un point assez central dans le quartier. Je n’ai jamais connu le statut exact de ce lieu, privé, municipal… ? Par contre, je puis dire qu’il était pleinement utilisé !
Comme Mamy n’était pas des plus causantes, le lavoir c’était bien pour laver et rien d’autre ! Revue de détail…
Ah ! le lavoir… un roman à lui tout seul ! On aurait pu se croire à l’époque de Zola, et pour qui a vu le film « Gervaise » avec Maria Schell et François Périer, il n’y avait aucune différence malgré le petit siècle de distance.
C’était un local immense, avec au rez-de-chaussée la partie lavage et à l’étage le séchage.
Le rez-de-chaussée avait une hauteur de plafond très importante, peut être 5 à 7m. On entrait par un grand porche, et tout de suite à gauche se tenait la caisse où l’on achetait le prix des différentes prestations :
- Place de lavage main (utilisation d’un emplacement avec plusieurs bacs, battoirs…)
- Linge à bouillir. On recevait ainsi une grosse épingle de nourrice numéroté et destinée à marquer le paquet de linge qui sera mis à bouillir (dans une toile de jute ou filet grossier)
- Produits lessiviels (savon, eau de javel…)
- Essorage. Là encore on recevait un numéro en métal destiné à être attaché au paquet de linge à essorer
- Séchage (droit d’usage d’une place en étage pour étaler son linge à sécher).
Après la caisse on entrait dans le ventre du monstre enfumé !
A droite, dans la hauteur, à la verticale, et presque jusqu’au plafond (5m à 6m environ) la machine à bouillir. Une immense « marmite » tournant dans le sens des aiguilles d’une montre pendant près d’une heure avec de l’eau bouillante à l’intérieur. A chaque mise en route, elle était chargée jusqu’à la gueule de tous les baluchons de dizaines de ménagères … et en route pour la « bouillissoire » communautaire !
Ces baluchons étaient tous constitués d’une grosse toile maillée carrée, contenant le linge à bouillir. Les quatre coins étaient noués solidement pour ne pas s’ouvrir pendant l’opération « bouilloir ». Ils étaient identifiés par la fameuse grosse « épingle de nourrice » numérotée, afin que chacun puisse retrouver son bien. On rend à César le linge de César !
A gauche, à l’horizontale, l’essoreuse. Chargée à bloc de ballots de linge lavé … et en route pour un grand tour de manège communautaire !
Marmite et essoreuse étaient entraînées mécaniquement par des moteurs assez éloignés et un ensemble de poulies qui tournaient à grande vitesse et entraînaient des courroies. Il fallait garder ses distances car c’était assez dangereux. Il était déjà arrivé qu’une femme soit happée par les cheveux. Un beau carnage… et le linge à relaver !
Bien entendu, on ne passait pas impunément du « bouilloir » à l’essoreuse, il fallait tout de même user d’un peu d’huile de coude pour laver le linge entre ces deux opérations majeures.
La plus grande partie du local était donc constituée de multiples emplacements de plans de bois inclinés disposés tête-bêche. Ainsi chaque ménagère avait ses compagnes de droite et gauche avec son vis-à-vis à proximité. Soit une potentialité d’échanges de six personnes !
La Suzanne Rihard, ma grand-mère, n’était pas de caractère à raconter sa vie, encore moins celle de ses voisins. Les potins, les ragots ce n’était pas son pain quotidien, elle avait assez à faire avec ses propres problèmes, son dévouement à sa famille étant total, chaque minute comptait. Et elle s’activait donc à s’acquitter de sa tâche dans les meilleurs délais, d’autres tâches l’attendant à la maison.
Entre ces plans inclinés de bois, plusieurs bacs en bois de différentes dimensions, chacun pour un usage spécifique. A chacune son organisation : un bac avec de l’eau savonneuse, un autre avec de l’eau javellisée, un bac pour le premier rinçage et un autre pour le second… Sans oublier pour le blanc, le bleu !
Je m’explique, comme nous étions en ville, pas de possibilité de faire sécher le linge au soleil et donc de la blanchir. Pour donner de l’éclat après la javellisation, l’astuce consistait à faire tremper le linge dans un bac d’eau contenant une solution de bleu de méthylène
Alors, le voici le méthylène ... magique ! Tel le prestidigitateur, la grand-mère mettait dans un petit chiffon noué par un élastique ses deux ou trois pincées de cette poudre bleue que l’on pouvait acheter chez le marchand de couleurs (ou droguiste). Ceux qui se souviennent de la rue des Couronnes se rappelleront volontiers l’existence de deux marchands de couleurs à 30 mètres d’intervalle dans le bas de la rue des Couronnes !
Le tout était mis dans un bac d’eau claire ou le linge blanc serait mis à tremper. Résultat, un linge blanc avec une très légère nuance bleutée, renforçant ainsi l’aspect de propreté. Plus banc que blanc, cela vous dit quelque chose ?
Le processus « lavoir » était immuable. Dès l’arrivée, munie de ses jetons et autres numéros métalliques, ma grand-mère s’empressait de porter son paquet de linge à bouillir. Elle a toujours été très organisée pour économiser autant son temps que son peu d’argent. Donc, dès le départ du 52 boulevard de Belleville, elle avait déjà préparé ses paquets de linge sale et pouvait donc mettre à bouillir de suite, puisque le tri avait déjà été fait.
D’autres passaient un bon moment à faire le tri sur place. Lorsque c’était fini, la « marmite » tournait déjà et il leur fallait attendre le tour suivant ! Mais peut-être, était-ce là une bonne occasion d’être un peu plus longtemps avec les copines à échanger des nouvelles !
Pendant que le linge était à bouillir, la grand-mère était « au charbon » sur le linge qui ne nécessitait pas l’ébullition à 100°C ! Et que j’ te savonne, et que j’ te frappe à coups de battoir, et que j’ te rinçe et rebelote.
Tout ce travail au milieu d’un bruit infernal, des voix qui s’élevaient pour se faire entendre, l’humidité ambiante, les odeurs plutôt désagréables, sans oublier les autres participants moins bruyants mais assez nombreux qu’étaient les rats installés comme chez eux, gros quasiment comme des chats, à l’affût d’une saleté à ronger et qui bougeaient à peine, même lorsqu’un battoir envoyé avec force leur passait au raz du museau. Z’avez d’jà vu un vrai rat d’égout ? Presque aussi gros qu’un chat !
Quant tout était terminé, tout ce joli linge passait au trempage final et alors, on pouvait aller chercher celui qui sortait de la « marmite ». Et c’était reparti ! Savon de Marseille, battoir, rinçage … Arrivait l’étape du rinçage final où certains vêtements subissaient le « javellisé » ou le méthylène. Le rinçage terminé il fallait alors préparer un ou plusieurs balluchon selon le type de linge et porter tout cela à l’essorage. Tout était enfourné dans cette immense machine (environ 3 à 4m de diamètre) positionnée cette fois à l’horizontale contrairement à la « marmite ». Cette opération durait environ 10 mn à l’issue desquelles chacun pouvait ramener son linge à la maison ou le cas échéant le mettre à sécher à l’étage du dessus.
Cette dernière option était toujours celle retenue par ma grand-mère car nous avions si peu de place à la maison ( 30 mètres carré ) que l’on ne pouvait imaginer y faire sécher du linge pour 6 personnes !
Au-delà de ces contraintes « spatiales », cette option recevait très largement mon assentiment … et celle de ma copine Yolande. En effet, le coin séchage était un terrain de jeu fabuleux pour nous enfants ! Agréable et intéressant. D’abord, on ne pataugeait plus dans l’eau de lessive, on était au sec, pas de rats, et surtout nous bénéficions d’un immense terrain de cache-cache. Un vrai labyrinthe !
Ce local à séchage était situé au-dessus du lavoir, occupait toute la surface de ce dernier et n’en était séparé que par un plancher. C’était en quelque sorte les combles, couvertes par un toit, mais ouvertes à tous vents. On y accédait par un escalier de bois quelque peu vermoulu compte tenu de l’immense humidité régnant au rez-de-chaussée.
Toute cette partie « comble » était compartimentée non par des parois, mais par des cloisons en grillage, lesquelles pouvaient être fermées avec un cadenas personnel, ceci pour ne pas se faire « faucher » le linge par quelqu’un d’autre. Et propre qui plus est !
Il y avait là, peut-être, une soixantaine de ces compartiments, certains accessibles, car encore libre, d’autres pas car déjà occupés. Chaque local était équipé de fils métalliques tirés dans toute la longueur et permettant d’étendre le linge. La location était pour un jour ou deux. Pendant que les mamans installaient ce linge nous en profitions pour effectuer de mémorables parties de cache-cache en cavalant à travers les emplacements libres et ceux dans lesquels les mamans étaient à l’œuvre ! Imaginez les scènes au milieu des draps… Certes, en regardant par le dessous on pouvait distinguer les jambes du copain ou de la copine cachés un peu plus loin, mais en pratique ce n’était pas si simple car la quantité de linge qui pendouillait, cassait la perspective et ce que l’on pensait tout proche était plus lointain et réciproquement. Entre temps, le comparse avait de nouveau changé de place !
Le tout au milieu d’une étendue de linge tout propre. J’en ai gardé un souvenir olfactif quasiment intact.
Quant enfin le linge était sec, on venait le récupérer, le plier, le remettre dans le baluchon en grossière toile de jute et c’était le retour à la maison pour le repassage. L’épopée lavoir avait lieu deux fois par mois et entre les deux, les petites pièces étaient traitées à la maison, et bouillies dans une marmite dédiée à cela. Bien sûr, Javel et bleu de méthylène restaient de mise ! Jean-Claude Rihard