Les commerces étaient nombreux à Belleville, quartier populaire oblige. En ces temps là on ne parlait pas de commerces de proximité, c’était implicite. Les grandes surfaces étaient quasi inexistantes, les premiers Monoprix sont apparus dans les années 1950, l’un dans le bas de la rue Ménilmontant, l’autre rue du Faubourg-du-Temple un peu avant l’avenue Parmentier.
Au-delà de ces commerces, il y avait l’incontournable marché ! Celui-ci plantait ses « tentes » deux fois par semaine, à savoir le mardi et le vendredi matin. Ce marché durait jusque vers 13h. Vers 14h, tous les marchands devaient avoir déguerpi pour cause de nettoyage.
Ce marché était installé sur le trottoir central du boulevard qui était habituellement, pour nous les gosses, notre aire de jeux ; c’étaient donc deux jours « d’abstinence » ou plutôt de modification de nos plans ! (mais il y avait quelques autres agréments qui compensaient).
De fait, ce trottoir central était très large puisqu’il supportait deux rangs de commerces, auxquels s’ajoutaient le passage central pour la clientèle et les passages plus étroits derrière les stands. Dans sa longueur il représentait quasiment l’équivalent de presque deux stations 1/2 de métro. Il commençait un peu avant le métro Ménilmontant jusqu’à un peu après celui de Belleville en passant par Couronnes.
Inutile de dire que c’était donc un excellent et immense terrain de jeu pour le vélo, le patin à roulettes et autres traîneaux. Il offrait une grande sécurité pour les enfants, et sa longueur était telle, qu’il mettait ces derniers à l’abri de la « surveillance » visuelle des parents !
Les jours de marché nous étions donc privés de notre aire de jeux et il fallait se résoudre à rester devant nos immeubles, sous l’œil des parents. La marge de manœuvre était alors plus réduite pour nos bêtises !
Cet inconvénient avait tout de même quelques compensations. D’abord le marché proprement dit. Car c’était un plaisir de longer tous ces commerces pour trouver le meilleur produit au meilleur prix. Mais surtout, la veille, il y avait les préparatifs à l’installation des stands.
Un camion de la ville de Paris arrivait avec les poteaux métalliques qui s’enfichaient dans le sol, puis les barres métalliques transversales et enfin les bâches goudronnées qui servaient de toit et qui étaient alors déroulées.
Les employés qui installaient cela étaient tous de grands gaillards, ils avaient de drôles de tenues, avec de grand tablier de protection et surtout des sortes de galoches de bois en semelles compensées hautes de 8 à 10 cm. Ceci leur permettait de pouvoir être à hauteur pour dérouler les bâches.
Tout ceci était monté en un rien de temps par des équipes de six à huit hommes. En deux heures, la distance Couronnes jusqu’à Ménilmontant (une station de métro) était couverte. Idem dans l’autre direction jusqu’au métro Belleville ! Dès que le travail était terminé le terrain de jeu nous revenait dans une nouvelle configuration très appréciée pour les slaloms entre poteaux et les exercices de gym (ou autres jeux) aux barres transversales ! En quelque sorte, de nouveaux jeux que nous ne pouvions pratiquer les autres jours. Et nous n’avions qu’une demi-journée pour en profiter, donc pas question de perdre de temps !
Les jours de marché c’était la fête au village...
Très tôt le matin, les commerçants déballaient et s’installaient. Point de barnum à monter, la municipalité avec ses grands gaillards avait fait le nécessaire.
Il n’y avait pas de conflit, chacun avait sa place depuis longue date. Les absences étaient rares, sauf en période de congés, et c’était le seul moment ou l’on pouvait voir un « étranger » installé à la place de nos commerçants habituels.
A peine les marchandises déballées (à huit heures tout était quasiment prêt), les ménagères avisées étaient déjà sur place et commençaient leurs allées et venues. L’avenir dit-on appartient à ceux (et surtout celles) qui se lèvent tôt ! Ma grand-mère était de cette race-là.
Certes, comme la plupart des autres femmes, elle avait quelques commerçants privilégiés. Malgré tout, elle traversait la moitié du marché de deux à trois fois pour trouver la bonne opportunité. En ce temps, l’expression « meilleur rapport qualité-prix » n’existait pas encore, mais c’était du « kif ». (On peut changer les mots, les choses restent les mêmes, un non-voyant restera hélas toujours un aveugle).
La grand-mère se livrait donc à sa tournée comparative. Quel prix ? Quelle fraîcheur ? Et puis aussi la tête du commerçant : est-il avenant, souriant, pas trop « tchatche » ? Voilà un premier tour où l’on a fait sa première sélection, le second tour pour obtenir la « short-list », et enfin le troisième tour pour les achats.
Mamy ne marchandait jamais, ce n’était pas dans la « culture » de notre famille. Par contre elle avait le commentaire acide et affûté si le commerçant ne rajoutait pas un petit plus dans la balance ou si encore le compte se terminait par quelques centimes et le commerçant ne semblait pas convaincu d’un petit geste « à l’arrondi inférieur ». Le ton était tel que neuf fois sur dix elle gagnait au « jackpot ».
Etre tôt sur le marché, c’était avoir la capacité de faire les deux ou trois passages sans être gênée par la populace ! Donc de gagner du temps, si précieux. C’était avoir le choix des produits les plus frais … en particulier pour le poisson !
Mais il arrivait fréquemment à notre Mamy de refaire une quatrième « mi-temps » sur la fin de matinée, à un moment où les commerçants sont plus portés à liquider quelques fruits et légumes. La fin de matinée arrivée, elle avait des kilomètres dans les pattes notre grand-mère !
Le mardi et le vendredi étaient chez nous, jours de poisson, précisément en raison du marché et de la fraîcheur des produits. Mon père qui était de passage à Paris le mardi bénéficiait de ce privilège (encore que, exerçant sa profession de marchand forain à Cherbourg, il ne devait pas en être privé là-bas). Nous avions toujours droit ce jour là, à une entrée de fruits de mer (moules crues ou cuites ou crevettes grises) et à un plat de poisson. Ce « luxe » pourrait surprendre aujourd’hui, mais il faut savoir que ce genre de produit dans les années 1950 était extrêmement bon marché, infiniment moins cher qu’un morceau de viande ordinaire (hormis le cheval lui aussi bon marché).
Tous ces achats se faisaient dans la bonne humeur et vers dix heures du matin, il régnait une telle foule qu’il devenait très difficile de circuler au milieu de toutes ces senteurs et de cette multitude de couleurs. Il fallait jouer des coudes. Certes ce n’était pas le marché de Provence, mais il y avait une certaine parenté !
A 10H00, ma grand-mère avait fait ses petites affaires, elle rentrait, terminait son ménage et attaquait la préparation du repas. Je la revois, grattant les moules, les ouvrant, vidant le poisson ...
Régal des enfants sur le marché, parfois nous avions droit au chevrier qui descendait du haut de Belleville (anciennes fortifications, j’y reviendrais un peu plus tard au chapitre des petits métiers. Toutes les bonnes choses ayant une fin (les mauvaises aussi !), venait le moment où nos commerçants remballaient.
Le marché se vidait alors très rapidement. Une autre population allait prendre place et profiter des restes. Les animaux, chiens, chats, moineaux, pigeons mais aussi ... gens ultra-pauvres ! Et oui, on a un peu oublié cela.
Aujourd’hui (années 2000) on nous parle de la pauvreté comme quelque chose de nouveau, une bizarrerie du progrès ! Dans les années 1950, les très pauvres venaient donc, après le marché, ramasser les têtes de poissons (pour faire une soupe), les fruits et légumes avariés. Et certains ne vivaient pas sous les tentes avec sacs de couchages, canal Saint-Martin, avec médias et associations pour leur distribuer soupes, vêtements et autres réconforts. Non, ceux-là étaient tout simplement ignorés, et vivait dans des cartons d’emballage, sur les terrains vagues de la rue des Couronnes, du passage Ronce ou sur les fortifs du Haut Belleville ! Autres temps, autre société.
EXTRAIT D'UNE JEUNESSE BIEN ORDINAIRE A BELLEVILLE PAR JEAN-CLAUDE RIHARD