La sortie des écoles rue des Maronites, vers 1908
A plusieurs reprises, sur ce site, divers intervenants ont rappelé combien Belleville était un quartier d’immigration : italiens, polonais, arméniens ... Et aussi juifs d’Europe Centrale puis de Tunisie et plus marginalement du Maroc et d’Algérie. Une des raisons majeures de cette concentration d’immigrés est que Belleville (et son annexe Ménilmontant) était un quartier pauvre, avec des loyers abordables.
S’agissant des juifs d’Europe Centrale (Bessarabie, Bucovine, Ukraine, Russie, Pologne), les premières migrations eurent lieu dans les années 1920 après les premiers pogroms en Pologne. La venue à Paris était souvent précédée par un passage à Berlin dans le ghetto de la Grenadier-strasse.
En Pologne et en particulier en Galicie, l’information qui circulait alors mentionnait le besoin de main d’œuvre en France et surtout à Paris. Des agents recruteurs parcouraient aussi la Pologne à cet effet. C’est ainsi qu’une population laborieuse vint, beaucoup de polonais de souche vers le Nord, pays de mines et beaucoup de juifs polonais vers Paris pour les travaux d’artisanat. Trois quartiers de prédilection pour accueillir ces nouveaux venus : Montmartre et Saint-Paul pour les plus nantis ainsi que Belleville pour les plus pauvres.
Très vite, pour faire face aux aspects religieux, le baron de Rothschild fit construire une synagogue.
Par ailleurs ces populations avaient le besoin de se rencontrer pour échanger leurs souvenirs de Pologne, parler politique ou plus simplement «boulot». Un premier lieu de rencontre fut, à Ménilmontant, chez l’horloger-bijoutier Scholem. D’autres lieux de Belleville-Ménilmontant virent le jour, dans des cafés, dans des boutiques ou ateliers d’artisans.
Un peu plus tard, la création de la « Ligue pour la culture » mis fin à ces rencontres «en boutique» au profit de rencontres plus structurées et organisées dans un grand local dans le secteur République.
Mais pour ceux qui étaient moins intellectuels, moins politiques, il existait un lieu « magique » où l’on se retrouvait « au pays », c’était le Boulevard de Belleville. Ce lieu de rencontre très apprécié des juifs de Belleville était encore très utilisé après la seconde guerre jusque dans les années 1960.
Ces véritables rassemblements très paisibles s’étendaient sur le Boulevard, depuis la rue de Belleville jusqu’à la rue de Pali-Kao, mais la plus grande densité était incontestablement entre la rue Ramponneau et la rue Bisson.
J’ai bien connu, dans les années 1950, ces rassemblements qui avaient lieu chaque dimanche matin. Nous, nous sortions de la messe, dans notre chapelle au 55 Boulevard de Belleville, au coin de la rue de la Fontaine- au-Roi et l’on pouvait voir le trottoir d’en face noir de monde ! C’était une curiosité et très souvent, on allait se faufiler entre les groupes. Ils « jaspinaient » une drôle de langue qui ressemblait à l’allemand. J’appris plus tard que c’était du Yiddish, une langue vernaculaire qui permettait à tous les juifs d’Europe d’échanger entre eux quels que soient leurs pays d’origine.
(Ayant appris à parler allemand beaucoup plus tard, vers 25 ans, je me suis aperçu que je comprenais 70% d’une discussion ou d’un film en Yiddish !)
Les rassemblements se faisaient par affinité ou par thèmes de discussion. Ici un groupe « chaussure » ou « tailleur » là, un groupe originaire de Bolechow ou Lwow (Galicie), là encore un groupe plus familial dispersé sur toute la région parisienne. Hé oui, à Belleville, le dimanche matin il y avait du monde qui venait des quatre coins de Paris !
Parfois avec mon pote Alain nous n’allions pas à la messe, mais à la pêche, Canal Saint-Martin. Lui était plutôt « poisson » donc il amenait ses gaules et son épuisette, moi j’étais plus « écrevisses ». Nous étions jeunes et cons et l’on s’amusait à traverser ces rassemblements avec les cannes. Tous s’écartaient pour nous laisser passer. On trouvait cela marrant ! Parfois cela râlait, mais jamais on nous a botté les fesses !
Dans les années 1960, les juifs d’Europe Centrale (Ashkénazes), dont la situation s’était améliorée avec le temps, migrèrent vers des quartiers plus chics (Grands Boulevards, Sentier, Saint-Paul). Ils laissèrent ainsi la place aux juifs en provenance d’Afrique du Nord (Séfarades). Nous étions dans les années de fin de colonisation.
Moi-même, j’ai dû quitter le quartier en 1969, date à laquelle je fus expulsé de mon immeuble pour cause de rénovation.
Souvent ma grand-mère m’avait parlé des juifs et des grandes rafles de Juillet 1942. Ma famille, à cette époque, habitait au 2 rue Vilin et elle avait vu le quartier se vider de sa substance le 16 Juillet 42. J’avais vu par ailleurs des tas de films sur le sujet et j’étais donc parfaitement au courant de cette tragédie.
Dans les années 1970, la vie professionnelle m’a amené à Besançon.
Souvent, je « montais » à Paris pour des réunions de travail au Ministère de la Santé ou dans ses « annexes ». Il m’arrivait alors d’avoir un peu de temps libre entre une fin de réunion et l’heure de mon train, gare de Lyon. Alors, dès que je le pouvais, je fonçais dans mon ancien quartier, pour renifler, déambuler et même aller chez mon ancien coiffeur, « Gérard », rue des Couronnes. Il m’arrivait de retourner aussi sur les lieux du crime et de roder autour de mes écoles des Maronites et Julien-Lacroix.
Rue des Maronites, à l'angle de la rue du Liban. Vers 1957
Photographie de Henri Guérard
Un jour, dans les années 1980, les souvenirs me hantant, je suis retourné dans cette rue, me suis arrêté sous le porche, près à détaler si quelqu’un arrivait. Comme le « piaf » sur la défensive, j’ai regardé à l’intérieur, puis j’ai monté les quelques deux ou trois marches, passé la tête et finalement suis entré dans le hall inchangé. Un moment d’émotion bousculé par un bruit de porte brutalement ouverte et une « bignole » qui m’interpelle sur un ton très sec :
« Vous cherchez quelque chose ? »
La brutalité de la question aurait dû me faire fuir, je n’avais vraiment rien à faire là, mais par réaction, par provocation, j’ai dit : « Oui, la directrice, je suis un ancien élève ».
Les heures de vol que je portais sur mon visage ont dû suggérer à Mme la Concierge, d’appeler la directrice.
Cette dernière, surprise et ravie de voir quelqu’un qui avait fréquenté cet établissement, pardon, « son » établissement, il y a si longtemps, me proposa alors de consulter les archives. Il parait que depuis 2009 ce n’est plus possible car ces archives ne sont plus stockées dans les écoles !
Et c’est ainsi que un quart d’heure plus tard, j’étais assis avec elle derrière un gros bouquin relié d’une 40cm de long sur 20cm de large, style registre de Mairie, comportant « N » années de scolarités.
Dès 1948, je retrouve ma trace. Une grosse émotion en voyant des noms de copains et de copines que j’avais oubliés. Mais surtout, un grand coup de « blues » en retrouvant des noms de copains juifs (à consonance « germanique »). Pour beaucoup d’entre eux, dans les colonnes père et mère figurait la mention « mort en déportation ».
Tous ces petits copains dont on ignorait qu’ils avaient perdu un, voire deux parents, qui vivaient probablement chez une tante ou autre ... Pourquoi ce grand secret ?
De cette curiosité que j’avais eue, je découvrais que, durant toutes mes années de jeunesse, j’avais en fait été dans une ignorance quasi complète. Bien sûr, à la maison, ma grand-mère, ma tante, mon oncle avaient évoqués cette grande rafle de 1942. Mais pour moi, c’était un peu une part d’histoire ancienne, d’une époque qui n’était pas la mienne. Comme la guerre de 100 ans et Jeanne d’Arc !
Pas un instant, je n’avais imaginé que des petits copains d’école, là, avec moi, avaient perdu des parents.
Je suis ressorti de cette maternelle complètement sonné, les larmes aux yeux. Aujourd’hui encore je repense souvent à cette scène, bien plus troublante que tous les films que j’ai pu voir sur le sujet car j’avais été touché personnellement.
Plaque commémorative ☛ Ecole des garçons, rue Julien-Lacroix
Tout comme Robert Gostanian, dans son billet, qui nous mentionnait les plaques à la mémoire des enfants juifs de Belleville déportés : peut-on rester insensible à une telle tragédie ?
Jean-Claude Rihard